Ce billet est la prolongation d’un commentaire laissé sur FB à la suite de la parution de l’entrevue de Julien Brault avec Guy Crevier sur le changement opéré par La Presse au cours des dernières années.
Les propos recueillis par le journaliste sont intéressants, car ils illustrent très concrètement les défis que doit surmonter tout entrepreneur (ou gestionnaire) face aux transformations numériques qui s’opèrent dans notre environnement économique.
Dans le cas de La Presse, cela se matérialise dans un double objectif : maintenir un haut niveau de revenu ET conserver une salle de rédaction importante en nombre et en qualité, à la hauteur des standards toujours maintenus par LA Presse depuis sa fondation. Ce qui n’est pas une cible simple à atteindre. Le diagnostic des artisans de LaPresse part de la prémisse que le modèle d’affaires des quotidiens papier en tient plus la route. Ils ne voient pas comment il est possible de rentabiliser à long terme une salle de rédaction de grande taille. Dons, il faut revoir le modèle d’affaires pour s’appuyer sur les nouveaux supports de distribution. La maladie est dans le modèle d’affaire, donc revoyons en profondeur ce modèle d’affaires. Parcours courageux!
Lorsqu’on voit comment la majorité des entreprises sont en plein déni de réalité face aux transformations économiques en cours, il est rafraîchissant de voir une vieille institution piloter aussi adroitement un virage aussi profond. Et surtout faire le choix et le risque d’une transformation aussi profonde. Mais selon Crevier, il s’agit d’une question de survie.
Pour l’instant, la gageure semble tenir la route. Le virage numérique qui s’est opéré semble tenir la route. La Presse+ obtient un très bon accueil auprès des annonceurs et la plateforme développée semble promise à un avenir commercial autonome.
Mais est-ce que la gageure Gesca est gagnée pour autant? Pas certain toutefois, malgré les chiffres positifs à l’horizon. Selon moi, il reste encore tout autant de travail devant que derrière.
Je regroupe ce que je vois comme travail qui reste devant l’équipe de Gesca en trois questions.
1. Est-ce que l’expérience LaPresse+ ainsi que l’ensemble du virage numérique de Gesca peuvent être viables à long terme sans l’adhésion (et le succès) de gros joueurs américains (journaux/magazines) ?
Il est ardu de changer de modèle d’affaires. Il est encore plus ardu d’être le seul à porter ce nouveau modèle. D’autant que ce choix de nouvelle plateforme implique des coûts additionnels pour les clients (et agences). De surcroît, le modèle est à contre-tendance. Seul dans cette voie, Gesca/LP+ est donc condamné à être radicalement plus performant que n’importe quel autre pour convaincre les clients.
L’ouverture récente de Nuglif et le partenariat avec Toronto Star ne sont peut-être pas tant qu’une manière de rentabiliser l’opération de R&D des dernières années qu’une des conditions essentielles a la survie de LaPresse+ ? Plus de joueurs partageront la plateforme Nuglif (ou d’éventuelles plateformes concurrentes), plus le marché de la publicité se consolidera, plus LP+ sera viable à tong terme.
Ce n’est pas le succès commercial de NuGlif qui assurera la survie de la salle de rédaction, mais la consolidation du marché publicitaire national, voire international, dans la voie tracée par LP+. Si Gesca reste seul dans ce créneau, ce sera la fin à court terme. Si le modèle se déploie, Gesca aura une double victoire à son actif : une salle de rédaction profitable ainsi qu’une nouvelle division, Nuglif, très profitable. Comme un quitte ou double.
2. Est-ce que l’expérience LaPresse+ aurait pu être développée ailleurs que dans un marché aussi particulier que celui du Québec?
Le succès de LP+ n’est pas que technologique, mais un succès qui repose sur le marketing. C’est une belle machine de mise en marché qui devait vendre le modèle aux annonceurs, tout autant qu’elle devait assurer une croissance fulgurante d’une clientèle d’usagers. Un parcours marketing sans fautes. Mais ce succès aurait-il été possible ailleurs que dans un marché comme celui du Québec? Notre marché est petit et protégé par sa langue, dans lequel La Presse profite d’un prestige historique puissant tant auprès du public que des annonceurs.
Il est alors possible que chacun des facteurs qui ont contribué à son succès ici devienne des handicaps dans son déploiement hors du marché du Québec. Pour la réussite de chacun des nouveaux partenaires, il faudra que celui-ci déploie des efforts marketing inouïs dans des marchés plus complexes et plus concurrentiels que celui du Québec.
Cette bataille est loin d’être gagnée.
3. Est-ce que l’expérience LaPresse+ est en mesure de s’adapter aux évolutions des plateformes?
Difficile de faire un contenu adapté pour une plateforme qui change tout le temps. Imaginez un journal qui devrait changer sa maquette et son format régulièrement. Pourtant, il n’y a rien fixe dans le format des tablettes. Lorsque le projet LP+ est né, le iPad dominait largement, leurs ventes allaient bon train et l’objectif était donc de produire principalement pour cette plateforme. Puis il a bien fallu ajouter le mini iPad, et ensuite Android dans ses infinies versions. Bien des soucis pour les développeurs. Mais surmontables… tant que les tablettes restent des tablettes telles que nous les connaissons
Posons-nous donc la question, quel est l’avenir des tablettes? Qui peut prédire ce que sera l’avenir des tablettes, et encore moins l’avenir des applications qui leur sont exclusives. Avec la miniaturisation électronique toujours plus poussée, les ordinateurs sont aujourd’hui de la taille des tablettes et les téléphones ont largement dépassé la puissance des premières tablettes. Le marché et le format des tablettes n’étaient-ils que temporaires? Nous allons vers quelque chose que personne ne connaît ni ne contrôle; et nous y allons rapidement.
Il est fort probable que l’effort de R&D déployé pour construire une offre de contenu et une offre publicitaire efficaces en terme de rétention soit à refaire très prochainement, si la plateforme évolue dans un nouveau sens. Ou pire, si la tablette venait à disparaître.
La survie de cette belle grande salle de rédaction compétente tient pour l’instant en équilibre précaire sur l’évolution d’une plateforme à l’avenir incertain. Certains concurrents de Gesca font le choix d’une offre multisupport (tablette, papier, Web), le choix de La Presse ne va pas pour l’instant dans cette direction. Il y a ici un enjeu stratégique non négligeable.
Selon vous, quels sont les prochains défis pour La Presse et les médias papier?
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