Plus que quelques heures avant le déclenchement des élections. L’espace médiatique est déjà tapissé des faits et gestes de nos partis politiques depuis le printemps. Depuis trop longtemps. Le slow news estival lié à un long chapelet de nominations insignifiantes, a donné à cette précampagne une allure de supplice de la goutte interminable; voyons cela comme un des effets pervers déplorables de ces nouvelles élections à date fixe. Une fois le déclenchement des élections officialisé, peut-être que les aspirants députés tout aussi ennuyés que nous de cette campagne, voudront ajouter plus de contenu et plus d’idées que jamais au cours des élections précédentes; espérons donc un tel effet vertueux de ces élections à date fixe. Mais disons qu’on peut en douter.
N’empêche que cette année serait une excellente année pour une campagne plus musclée au niveau des idées. Notamment pour discuter numérique.
Traditionnellement, d’élection en élection, on se limitait à mesurer la compétence numérique des partis en fonction des outils et des stratégies qu’ils mettaient en place durant les campagnes électorales. Les partis abordaient tellement peu ces thèmes dans leurs programmes ou sur la place publique qu’il ne restait que leurs propres usages des supports technologiques pour essayer de comprendre où ils en étaient rendus dans leur compréhension du numérique. Comme si la compétence de leurs équipes technos, de leurs stratèges en communication ou de leurs gestionnaires de communautés était une bonne mesure de l’état de leur réflexion face aux changements de notre société sous la pression du numérique et de l’évolution technologique.
D’ailleurs sur ce point, les partis ont pris du grade au fil des années; ils sont tous équipés de rutilantes machines de marketing numérique électoral efficaces. Les partis vivent tous maintenant à l’heure des mégadonnées. Ce qui fait la différence entre eux, c’est le brio de leurs équipes, la finesse des outils développés et les budgets qu’ils auront à leur disposition.
Du numérique dans la politique
Cette campagne, qui s’annonce pour l’instant si triste, a pourtant tout ce qu’il faut pour devenir un moment charnière. En effet, fait très attendu depuis longtemps, les 3 principaux partis auront des candidats capables d’avoir une pensée articulée sur les questions liées au numérique. Chacun d’eux pourrait débattre de l’importance du pôle en intelligence artificielle naissant au Québec, du tragique bilan de la connexion haute vitesse en région, des défis du commerce en ligne, du bouleversement attendu dans les secteurs de l’éducation, de la place des start-ups dans la nouvelle économie, de la nécessaire et urgente réorganisation du fonctionnement de l’État, et ainsi de suite.
Je parle bien sûr ici de Dominique Anglade du PLQ, de Mario Asselin de la CAQ et de Michelle Blanc de PQ. On attend de voir du côté de QS, mais ce ne serait pas surprenant de voir apparaître une personne tout aussi solide prendre le rôle de porte-parole à cet égard.
Le PLQ enverra Dominique Anglade sur toutes les tribunes où il sera question de « IA », d’accélération d’entreprise et de transformation numérique. Avec raison. Après tout, Dominique Anglade c’est un peu notre « Emmanuel Macron » de la politique provinciale; vous savez ce ministre de l’économie devenu président qui savait mettre dans ses discours ce qu’il fallait de vocabulaire choisi pour faire miroiter un futur high-tech. Mme Anglade a gagné beaucoup de crédibilité dans les milieux technos au cours des dernières années. Elle a réussi notamment à piloter, au sein du gouvernement libéral, l’épineux dossier du Plan numérique en économie; ce plan attendu depuis déjà plus d’une décennie par tous les acteurs du milieu. Elle s’en est fait depuis une excellente porte-parole, tant dans l’industrie qu’auprès de ses collègues de l’Assemblée nationale. Alors que les ministres de l’économie précédents ne pouvaient que répéter les phrases apprises par cœur lorsqu’il était question des enjeux économiques posés par le numérique, Mme Anglade constitue un véritable reboot de cette fonction ministérielle. Il était temps! Plus que temps!
La CAQ compte parmi ses rangs, Mario Asselin. Ancien directeur d’école, devenu au cours des 10-15 dernières années un précieux interlocuteur sur toutes les questions numériques au Québec. Même si son thème de prédilection reste l’éducation, son regard se porte beaucoup plus loin. Il tient un excellent blogue, Mario tout de go, depuis 2005. Il y aborde les questions d’éducation et de numérique; même si son implication politique des dernières années a pris le dessus sur le reste. Mario a aussi tenu chronique dans le Journal de Québec et de Montréal durant environ deux ans, où il était souvent question de l’impact des changements sociaux induits par le numérique.
Le PQ compte dans ses rangs Michelle Blanc. Conférencière et consultante colorée et diplômée de HEC Montréal en affaires électroniques (maîtrise). Elle travaille depuis 20 ans sur les questions numériques. Michelle Blanc revendique depuis longtemps un leadership plus marqué de la part des gouvernements sur les questions numériques. Elle propose (à titre surtout personnel) un projet éconumérique qui allie objectifs écologiques et moyens numériques en plus d’être une fervente défenseure du branchement haute-vitesse à l’échelle du Québec. Pour connaître ses positions, on peut profiter de l’abondance de son blogue qu’elle alimente régulièrement depuis 2005.
Michelle Blanc et Mario Asselin ont participé à la naissance de l’Institut de gouvernance numérique.
Pour l’instant, on ne sait pas trop si QS aura son porte-parole numérique. Dans le passé, cela n’a jamais été leur cheval de bataille. Amir Khadir est bien monté au front quelques fois pour défendre la position du parti dans certains dossiers, mais généralement avec des arguments malhabiles. Cette année il est certain que ce ne sera pas lui. Peut-être aurons-nous la chance de voir une personne proche de l’IRIS (Institut de recherche et d’informations socio-économiques) devenir leur porte-parole technonumérique. Cette organisation, proche politiquement de QS, a présenté au cours des dernières années des dossiers très intéressants sur l’impact des nouvelles technologies. Attendons de voir.
Donc, si les partis le souhaitaient, pour la première fois, on pourrait avoir un débat 100% numérique, où tous les partis pourraient envoyer son champion, hautement compétent, pour défendre sa philosophe politique et son programme. J’entends déjà les thèmes: branchement des régions, transformation numérique des entreprises, littératie numérique et compétence numérique dans les écoles, innovation, intelligence artificielle, commerce électronique, protection de la vie privée, sécurité des données, rôle des entreprises dans le déploiement du numérique…
Autre signe que les questions numériques pourraient se frayer un chemin dans les débats des prochaines semaines, le gouvernement à accélérer les annonces à saveur numérique tout juste avant la pause estivale:
- Rapport sur l’économie collaborative (qui est une forme d’économie reposant en grande partie sur les échanges pair-à-pair rendus faciles et sécuritaires grâce aux nouveaux outils technologiques) (14 juin)
Du politique dans le numérique
La table est mise, les conditions sont réunies pour que les thèmes liés au numérique aient une présence nettement plus substantielle dans le discours politique lors de ces élections. Enfin, dirons-nous!
Oui, je sais, les plus vieux d’entre vous me diront qu’à la fin des années 1990 avec le PQ, on discutait déjà d’inforoutes sur la place publique et qu’il y avait même un ministre délégué attitré à ces questions. Mais là on parle de la préhistoire, avant le grand vacuum numérique commencé sous Jean Charest et qui s’est poursuivi durant plus de 10 ans. Ne boudons pas notre plaisir actuel de voir le thème reprendre vie sur la place publique.
Je suis tellement positif que j’espère même qu’on passe à l’étape suivante. Si nous voyons les signes évidents que le numérique entre dans le discours politique, peut-on aussi espérer voir le politique entrer maintenant dans le numérique? C’est-à-dire que les partis ne fassent pas qu’un long listage d’actions à inscrire au programme, mais qu’ils nous présentent leur vision politique de notre avenir numérique, qu’ils soient plus précis sur les options politiques contenues dans leurs propositions technologiques et numériques.
Au Québec, nous discutons généralement avec beaucoup de candeur de transformation numérique et de révolution numérique. Nous en discutons comme si le numérique portait en soit un projet libérateur ou un potentiel d’enrichissement social. Nous souhaitons les changements numériques; nous trouvons qu’entreprises, État, organisations ne vont pas assez vite ni assez loin; nous voulons plus d’initiatives et d’allant, mais nous définissons rarement quels changements numériques nous espérons.
Une illustration de tout cela: lorsque notre premier ministre nous invite à faire la « révolution numérique ». De quoi au juste parle-t-il? Et depuis quand un premier ministre veut-il faire la révolution? Normalement faire la révolution, c’est renverser les règles de fonctionnement d’un ordre social, c’est de proposer de nouvelles manières de faire, mais surtout c’est être maître d’oeuvre de ce processus de changement. Malheureusement, lorsqu’on nous parle de révolution numérique, on nous propose exactement l’inverse; on nous propose de suivre un courant qui a source un peu partout, mené par on ne sait trop qui, mais pour lequel il faudrait s’y rallier pour en tirer les avantages économiques. C’est un peu maigre comme orientation politique. En fait, nous voyons souvent cette révolution numérique comme si elle avait une direction préétablie, comme si les paramètres de la nouvelle société issue de cette révolution étaient déjà connus, et comme si faire partie de cette révolution nous mettait d’emblée du côté des gagnants.
Heu non! cette « révolution numérique » n’a ni cible, ni sens, ni objectifs politiques. Elle ira où on voudra bien la conduire. C’est à nous à y mettre direction, choix de société et objectifs de vie. La « révolution numérique » n’est que l’outil pour faire ce qu’on veut bien en faire.
Vous êtes amateurs de la série Black Mirror? Cette série nous rappelait à chaque épisode comment la transformation numérique n’est garante de rien. On peut facilement imaginer des sociétés totalitaires totalement numériques. On peut aussi imaginer des sociétés centralisées dont l’ensemble des processus seront finement numérisés, où les rapports sociaux sont ficelés dans des filets de normes et de contrôle bien loin de notre idéal politique et social actuel. On peut tout autant imaginer des sociétés fortement numériques avec un partage du pouvoir total et une large participation citoyenne. Des mondes centralisés et autoritaires comme des mondes décentralisés et participatifs peuvent à leur manière constituer des bijoux numériques. Pourquoi? Parce que la révolution numérique n’est qu’une étiquette; parce que c’est juste une façon plus jolie de dire que nous utiliserons massivement la captation, la qualification, la quantification, la circulation et l’analyse des informations pour gérer les opérations de nos entreprises, de l’État ou de notre quotidien. Ni le « numérique », ni la « transformation numérique », ni même la « révolution numérique » n’a de sens, de texture ou de couleur politique; simplement une nouvelle façon d’être en relation avec les gens et les choses qui nous entourent. Le numérique n’a pas d’avenir autre que celui qu’on voudra bien fabriquer. À l’image du marteau qui ne dessine pas le meuble qu’il fabriquera; s’il en permet la réalisation, il ne prédéfinit jamais le résultat.
Il sera donc intéressant et plus instructif pour nous tous si les aspirants députés, au moment de parler de numérique, nous décrivent leur projet de société, leurs convictions politiques, et nous montrent comment le numérique est un allié dans leur projet. La liste de promesses sans les orientations ni les objectifs est inutile.
Youri Chassin voit-il le numérique dans notre société comme Gabriel Nadeau-Dubois le voit? Nous en serions tous bien surpris. Pourtant aujourd’hui, bien malin serait celui qui pourrait nous décrire la différence dans la vision politique du numérique entre les différents partis. Nous savons tous qu’ils se distinguent très bien les uns des autres par leur manière de penser l’économie, de voir l’intervention de l’État, de gérer la santé, de prioriser l’éducation, pourquoi ne devrait-on pas être capable aussi de sentir les mêmes différences lorsqu’il est question de numérique?
- Qu’on nous explique comment les partis voient le numérique dans l’État, dans le rôle des citoyens? Si on peut supposer que l’État de la CAQ ne ressemble pas à l’État du PQ, cela devrait se refléter dans leurs propositions numériques.
- Qu’on nous explique comment, avec toutes les nouvelles formes de distribution des produits culturels, les frontières de notre culture seront transformées? Si tous les partis n’ont pas la même définition de ce qui devrait composer notre identité culturelle en 2018, cela devrait se refléter dans leurs propositions numériques.
- Qu’on nous dise comment les détaillants locaux peuvent affronter la concentration des marchés? Un parti qui prône le « laisser-faire économique n’aura pas la même approche qu’un autre qui cherche à soutenir les marchés locaux, cela devrait se refléter dans leurs propositions numériques.
- Et en éducation, en santé, en environnement, en développement régional, etc, aucun n’a les mêmes priorités, cela devrait se refléter dans leurs propositions numériques.
Voilà qui serait bien que cette campagne électorale, si tant est qu’elle laisse un peu de place aux débats, nous permette enfin de voir les nuances qui existent entre les différents partis sur les enjeux du numérique et les manières d’y répondre.
Crédit photo: Arnaud Jaegers de Unsplash
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